Qui est le rougarou ? Répondre à cette question n’est pas chose aisée, tant ce personnage du folklore nord-américain est complexe. Devant son nom au « loup-garou » que les Français amenèrent avec eux depuis leur pays natal, peu à peu mélangé à des figures issues d’autres cultures, en particulier amérindiennes, partageant avec lui de nombreux points communs, il est connu dans une grande partie du Canada et dans certaines régions des États-Unis, comme le Dakota du Nord et, surtout, la Louisiane. Là, le rougarou revêt une dimension toute particulière : dans l’imaginaire collectif, c’est devenu l’une des créatures surnaturelles que l’on associe le plus spontanément à cet État ; il est même considéré, depuis la fin du XXe siècle, comme un emblème de la culture francophone qui y survit contre vents et marées. Pourtant, on constate un phénomène curieux : contrairement aux autres figures du folklore louisianais, on en trouve fort peu de traces dans la littérature scientifique.
Le rougarou dans les enquêtes ethnographiques #
En Louisiane, les recherches sur le folklore n’ont rien d’une nouveauté : au contraire, elles ont une histoire longue et prestigieuse. Il est donc d’autant plus surprenant de constater que les études portant sur le rougarou sont à la fois rares et récentes, puisqu’elles ne débutent qu’au milieu du XXe siècle. De surcroît, les récits qu’elles ont recueillis sont d’une très grande diversité, révélant que dans cet État, les noms « rougarou » et « loup-garou » étaient autrefois donnés à toute une variété de créatures n’ayant guère en commun que leur pouvoir de métamorphose. Plus étonnant encore, celui-ci n’est jamais utilisé pour prendre l’apparence d’un loup : le plus souvent, c’est en chien que se change le monstre, quoiqu’on parle aussi de chat, de hibou blanc ou encore d’être mi-homme, mi-aigle. Certains affirment même que le rougarou peut se transformer en n’importe quel animal. Pour compléter ce tableau hétéroclite, il faut noter que quelques informateurs le présentent comme un fantôme dont on raconte l’histoire pour effrayer les enfants, ou comme une force qui ne leur fait aucun mal mais dont on se sert pour leur adresser des reproches. D’aucuns parlent encore d’une créature invisible pouvant hanter une même personne des années durant, à laquelle on finit par s’attacher mais qui disparaît si on la blesse, même par accident.
Il est cependant un point sur lequel la plupart des récits s’accordent : le rougarou est en proie à une malédiction. Pourquoi la subit-il ? Ici, les avis divergent : il est question d’individus victimes de la sorcellerie, punis pour avoir commis un péché (le fait d’avoir manqué à ses obligations religieuses est par exemple fréquemment évoqué), ou encore transformés après avoir vendu leur âme au diable. Ce principe du pacte démoniaque revient chez plusieurs informateurs, mais parmi eux, un seul rapporte une cause, parlant d’un homme ayant bu du sang de poule noire à une croix de chemin, à minuit, dans le but précis de pouvoir se changer en animal.
Autre élément commun à la plupart des récits : quelle que soit l’origine de sa condition, le rougarou souhaite en être libéré. Sans doute est-ce la raison pour laquelle le rencontrer est rarement mortel : si, à la nuit tombée, il erre en quête de proies, s’il les approche de manière menaçante, si parfois il en vient à les attaquer, c’est dans l’espoir d’être blessé, seule manière pour lui de voir disparaitre le mal qui le ronge. D’ailleurs, la blessure reçue, il n’est pas long à reprendre forme humaine : ainsi, il arrive souvent que le lendemain, son sauveur croise quelqu’un portant une blessure à l’endroit même où il a touché l’animal, ce qui lui permet de l’identifier.
Un autre point revient dans la majorité des témoignages, et il est d’importance : quiconque rencontre le monstre ne doit en parler sous aucun prétexte, sous peine d’en devenir un à son tour. En effet, la seule façon d’éviter que la malédiction ne se perpétue est de garder secrète tant l’identité que la nature du rougarou, ce pour une période de 101 jours ou, dans d’autres cas, d’un an et d’un jour.
Le rougarou dans la culture populaire #
Les spécialistes du folklore ne sont pas les premiers à s’être penchés sur le cas du rougarou : ce sont les écrivains et les journalistes qui, avant eux, l’ont fait connaître au grand public. En 1945 est publié Gumbo Ya-Ya, un ouvrage consacré aux croyances populaires en Louisiane. Même si une seule page de l’épais volume est consacrée à cette légende, elle souligne son importance et fournit de nombreux détails qui diffèrent beaucoup de ceux qui, plus tard, apparaîtront dans les études ethnographiques.
Ainsi les auteurs nous expliquent-ils que si les récits de lycanthropie sont rares en Amérique, il en va différemment dans les bayous où l’on avertit constamment les petits Cajuns que les loups-garous les attraperont s’ils ne sont pas sages, et où nombre de leurs aînés croient fermement en leur existence. Monstres les plus crains de la région, certains sont les victimes d’un sort tandis que d’autres sont des individus malfaisants qui ont sciemment choisi cette condition, se frottant avec une graisse d’origine vaudou pour activer leur transformation. Ils prennent alors l’apparence d’horribles créatures lupines dotées de gros yeux rouges, de nez pointus, de longues griffes acérées et de poils les recouvrant entièrement. En matière de comportement, ils organisent sans cesse des bals le long du bayou Goula, pendant lesquels hommes et femmes mêlés dansent et se comportent exactement comme le feraient des animaux. Ils possèdent également des chauves-souris grandes comme des avions dont ils se servent pour se déplacer et pour plonger dans les cheminées de leurs victimes dont elles sucent alors le sang et à qui, ce faisant, elles transmettent leur malédiction. Une malédiction dont il semble impossible de se libérer.
Comment se prémunir de pareil destin, sachant que tirer sur un loup-garou semble inutile, les balles le traversant sans lui causer de dommages ? Eh bien, en lui lançant une grenouille : comme il en a peur, il prendra la fuite. C’est là la seule méthode pour repousser le monstre lorsqu’il vous assaille. Cependant, une autre solution permet d’inverser les rôles et de le prendre au dépourvu. Elle consiste à accrocher un tamis neuf à l’extérieur de sa maison : l’apercevant, le rougarou ne pourra s’empêcher de s’arrêter pour en compter chaque trou. Ne restera plus qu’à l’attraper et à le saupoudrer de sel, ce qui lui mettra le feu et le contraindra à quitter sa vieille peau hirsute pour se carapater. Une méthode efficace mais risquée…
Le succès rencontré par Gumbo Ya-Ya a probablement influencé la manière dont on se représente spontanément le rougarou. En tout cas, dans les décennies qui suivent sa publication, des articles de journaux le décrivent d’une manière très similaire. Cependant, certains s’écartent de ce tableau et rapportent des détails qui, souvent, se rapprochent davantage des études ethnographiques. Ainsi n’est-il pas rare de lire, encore aujourd’hui, que c’est sous l’apparence d’un chien que le monstre se manifeste.
Sources #
Doherty, Rachel (2019). « Le loup-garou en Louisiane : de la légende à la littérature contemporaine », Rabaska, vol. 17, pp. 69–84.
Rabalais, Nathan J. Folklore Figures of French and Creole Louisiana. Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2021. pp. 195-201.
Saxon, Lyle, Dreyer, Edward, Tallant, Robert. Gumbo Ya-Ya : A Collection of Louisiana Folk Tales, Boston, Houghton Mifflin Company, 1945, pp 190-191.